15 août : escale à Siorapaluk et navigation parmi les icebergs

Traduction d'un extrait du programme du jour : Le petit village de Siorapaluk est le plus septentrional village de pêcheurs et chasseurs du monde. A partir d'ici il n'y a juste que 1 362 km à parcourir pour atteindre le pôle nord ... Il ya un très petit nombre de stations scientifiques ou minières situées plus au nord, mais aucun autre village  de chasseurs et de pêcheurs ... Le nom du village signifie à peu près "petit sable", se référant à la très belle plage de sable qu'on trouve ici, ce qui en fait ressemble à une parfaite zone de baignade, s'il n'y avait pas tant de glace autour...

15 août, lever à 2 h (le vrai "minuit") : la lumière est effectivement très belle sur les falaises de grès rouge. Nous passons juste devant 2 colonnes verticales de roche brune apparemment plus solide que le grès dans lequel elles sont incluses. En fait, en regardant mes photos chez moi, je me rends compte qu'il n'y a pas que 2 "cheminées" brunes mais plusieurs autres plus fines... Tout ça sous la belle lumière et se reflétant dans la mer très calme dans ce détroit entre des îles et le "continent". A un moment de notre navigation, un iceberg se retrouve entre le Fram et le soleil bas (il y a à peine l'espace de 3 soleils entre l'étoile et l'horizon) et j'essaie différents réglages pour les photographier. Je garde un très bon souvenir de l'ambiance de ces 45 minutes passées sur le pont : le cadre, la lumière, le silence... Le Fram glissant sans bruit dans l'eau presque lisse. En regardant mes photos une fois rentré chez moi, je me rends compte que nous naviguons actuellement dans Hvalsund au sud de Qaanaaq entre Herbert Island et le "continent".

8 h 30 : 77° 47' nord et 70° 38' ouest, 8° Celsius, 53 % d'humidité, 1012 hPa, nous naviguons au 39... En fait nous sommes à l'arrêt devant Siorapaluk, le village le plus septentrional du monde (évidemment, sans tenir compte des stations scientifiques mais uniquement des villages de chasseurs - pêcheurs) qui compte 87 habitants. Toujours grand beau temps.

Mon groupe débarque vers 9h... Je commence bien sûr par ramasser un échantillon de sable pour ma collection personnelle et pour Jean, un ami qui m'a refilé l’arénophilie. Je furète quelques instants sur notre point de débarquement sur la grève, photos de growlers plus ou moins originaux, du Fram, de barques bien mises en lumière ce matin puis je me dirige vers le côté ouest de la grève où se trouve notamment toute une famille de chiens groenlandais ayant aménagé sa niche sous une barque de plastique remontée en haut de la grève. L'estran m'amène à penser que la marée est relativement basse avec un marnage de quelques mètres ici. Je passe 10 ou 15 minutes à photographier les chiots sur la grève avant de monter vers le centre et le haut du village. Les constructions semblent relativement modernes quand je grimpe au-dessus du village vers l'héliport (cercle aménagé sur un remblai/déblai avec une manche à air et un extincteur). Des conduites de plastique bleu descendant de la montagne à même le sol amène sans doute l'eau douce : pas besoin de château-d'eau ! ! Si près du rivage et au niveau du village la pente n'est pas trop raide, au-dessus elle est nettement plus abrupte.

Je redescends vers le centre du village et me dirige vers une maison près de laquelle de nombreux passagers sont attroupés. Pourquoi ? Il s'agit en fait de la maison d’Ikuo Oshima et de sa famille. Ikuo est arrivé ici dans les années 70 après avoir lu "les derniers rois de Thulé" de Jean Malaurie. Il y a fondé une famille et vit de chasse et de pêche. Effectivement, le sous-sol de sa maison (attention à la tête en entrant) accessible aux visiteurs présente sur des fils des peaux de renard et autre animaux. D'ailleurs, alors qu'il est en train de préparer des peaux de phoque (les dégraisser avec son ulu, couteau en demie lune des inuits) il se déhanche quelques secondes afin de rendre accessible la poche de son jean à un passager qui veut lui payer 2 peaux de renard ; je crois que c'était 700 ou 800 couronnes danoises. Je monte sur la petite terrasse de bois devant l'entrée de sa maison pour photographier son travail de tanneur depuis le dessus car il y a beaucoup de monde autour de lui alors qu'il discute volontiers de sa vie et de son travail ici. [2 lettres d'Ikuo Oshima à Jean Malaurie reproduites dans Ultima Thulé]

Traduction d'extraits d'un article d'un journaliste américain qui était à bord du MS Fram au cours de la navigation suivante (fin août - début septembre)
Siorapaluk, Groenland - Oshima Ikuo regarde avec nostalgie depuis le seuil de sa maison le Fjord Robertson, parsemé  d'icebergs à la dérive en ce matin d'août.
"L'ancien mot esquimau pour l'hiver, *ukiug* veut aussi dire *un an*, mais pas plus", dit Oshima, l'un des 90 habitants du village inuit que l'on estime être le plus septentrional village de chasseurs et pêcheurs du monde.
Et Siorapaluk, à environ 845 milles du pôle Nord, le place en première ligne de la lutte du peuple Inuit pour maintenir un mode de vie traditionnel face à la fonte de la calotte glaciaire arctique.
Le mot inuit désigne collectivement les principales populations autochtones de l'Arctique. Originaires de l'Asie centrale, ils ont migré vers l'Extrême-Orient russe, puis à travers l'Alaska et le Canada, le Groenland atteint il y a environ 4500 ans. Eskimo est un terme archaïque, comme igloo. Ils préfèrent être appelés Inuits, et ils vivent dans des maisons de nos jours, le plus souvent peint de l'une des couleurs de l'arc-en-ciel.
"Nous ne pouvons vivre comme nous l'avons fait autrefois", déplore Oshima, originaire du Japon qui vit de  la chasse à Siorapaluk depuis plus de 35 ans. "Quand je suis arrivé ici, il y avait beaucoup de phoques, morses, narvals et des ours polaires, et nous chassions uniquement en kayak et en traîneau à chiens. On avait tout ici, à portée de main. Mais maintenant la glace de mer vient plus tard, et nous devons aller beaucoup plus loin pour la chasse."
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Je suis allé à terre pour visiter [Siorapaluk] et trouver quelqu'un parlant anglais qui puisse nous parler de la vie ici. Nous avons été dirigés vers Oshima, qui a une formation universitaire et parle couramment quatre langues. Il est très sollicité ces jours-ci par les visites des médias sur la piste du réchauffement de la planète.
"La télévision japonaise, la BBC, National Geographic et beaucoup d'autres sont venus faire des reportages ici", dit Oshima, qui est prompt à souligner que la fonte des glaces n'est pas le seul problème auquel doit faire face la population inuite.
"La pollution est un problème redoutable, car en apparence, il ne semble pas qu'il y ait de problème", dit-il. "Il semble que tout est parfait, mais les toxines sont transportées par les courants océaniques depuis les pays industriels jusque dans les eaux de l'Arctique, où elles sont concentrées dans les corps des animaux marins et des ours polaires. Or ce sont là nos sources de viande, et donc maintenant le lait des mères inuites contient cinq fois plus de polluants que celui des mères américaines."
Même dans ce village éloigné de la planète où il fait bon vivre en marge, le commerce et la politique se conjuguent pour rendre la vie plus difficile.
"Il ya des biens et des services disponibles aujourd'hui - électricité, téléphones, fours à micro-ondes,  ordinateurs - que je n'aurais jamais rêvé avoir il y a 35 ans", dit Oshima qui, avec son épouse Inuit, Anne, a eu cinq enfants ici. "Plus vous achetez de ces choses, plus elles contrôlent votre vie. Nous nous préoccupons maintenant du paiement des factures - et plus seulement de ce qui se passe sur la glace."
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Oshima est de plus en plus agité, et il nous dit qu'il commence à en avoir assez des interviews.
"Les journalistes, les politiciens et les écologistes, viennent tous avec les mêmes questions et préoccupations", dit-il, "mais je ne vois pas beaucoup d'actions mises en œuvre pour réduire les gaz à effet de serre pour aider à endiguer la vague de changements climatiques dans l'Arctique. Bien entendu, Nous mettons beaucoup d'espoir dans de telles actions, s'il n'est pas déjà trop tard."
Du nord au sud de la côte, à partir d'Ilulissat sur Disko Bay, nous entendons des lamentations analogues, le plus souvent relatives aux effets de l'amincissement des glaces et la fonte des glaciers. Tours operateurs et accompagnateurs de Qaanaaq, Uummannaq et Qeqertarsuaq se plaignent de la diminution des glaces, sur mer et terre, qui a raccourci de plusieurs mois la saison des randonnées en traineau à chiens.
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Puis je redescends vers la plage ou des kayaks sont rangés sur un échafaudage de bois. Ils sont donc constitués d'une toile enduite (peinte) tendue au-dessus d'une structure en bois. Le matériel : la pagaie, le harpon, la bouée... sont à poste sur le "pont" de l'embarcation maintenus par des "bouts". La pagaie est en fait une planche dont la partie centrale a été entaillée pour la rendre moins large afin de permettre une bonne prise en main. Bien sûr, elle est mise en forme afin d'améliorer son efficacité dans l'eau. Le harpon est constitué d’une pointe emboîtée sur la hampe (évidemment, elle y est rattachée par un lien) alors qu'à l'autre extrémité de celle-ci est attachée une bouteille de plastique fermée afin sûrement d'en assurer la flottabilité.

Plus loin sur la grève vers l'est cette fois-ci, un growler est échoué sur l'estran (on est vraiment à marée basse semble-t-il). Vu son volume, il doit bien peser de 5 à 10 tonnes (5 à 10 m3) et il fond lentement au soleil. En prenant une rafale de photos, j'arrive à saisir la chute de 2 gouttes d'eau avec la belle texture de la glace en balle de golf à côté. Ce growler présente aussi des parties nettement plus transparentes et je joue avec ses différentes opacités pour le photographier avec notamment le Fram en arrière-plan. En gros, ce growler me fait penser (certes, avec beaucoup d'imagination) à un gros nounours assis sur la grève.

Assis sur la grève, un gamin de 4 ou 5 ans en battledress et blouson de jeans croque une pomme. Sans doute revient-il de la visite du Fram qui a été organisée ce matin... j'imagine qu'il ne doit pas manger plusieurs fruits tous les jours, le village étant ravitaillé par bateau 2 fois (sauf erreur) par an. On nous a bien recommandé de ne pas dévaliser la petite épicerie du village de ses confiseries et autres biscuits. Je demande à la grand-mère [?] du gamin si je peux le photographier...

Je repasse du côté ouest de la grève : des phoques sont suspendus à un échafaudage pour les préserver des ours mais aussi sans doute des chiens... Il y a aussi 2 chiots pendus par le cou... Je m'abstiens de les photographier. Vers 11 h 40, un inuit quitte la grève en kayak. J'ai nettement l'impression qu'il le fait pour nous car il reste tourner à quelques dizaines de mètres de la grève juste devant les passagers du Fram. Les pelles de la pagaie sont vraiment très fines, à peine plus larges que le manche.

Vers 13 h 30, le Fram lève l'ancre... Cap au nord... Peut-être le 80e parallèle ? Ayant déjà franchi cette ligne au Spitzberg, ce n'est pas un des buts principaux de mon voyage mais bon, si je peux passer à nouveau cette ligne, tant mieux. Le temps demeure au beau fixe et à 16 h nous sommes par 77° 25' nord et 69° 30' ouest et on va au 162 (pas tellement nord que ça !!) à 13 noeuds en face de Qaanaaq. En fait, le Fram est en train de faire le tour de l'île de Qeqertarsuaq (ou Herbert Island). Même à cette heure de l'après-midi, la lumière est belle sur les paysages et icebergs que le Fram croise : certains sont "durs" aux faces très déchirées alors que d'autres sont "mous", polis par la mer... D'autres sont ambigus : un côté "rough" et l'autre face "soft".

Chez moi, sur l'écran de mon ordinateur, je repère une photo de glaciers prise à 17 h 23... Elle me dit quelque chose et effectivement, j'ai déjà photographié ce glacier ce matin à 2 h 21 pas sous le même angle bien sûr mais le tracé des rives du glacier est bien le même. Vous devinez ? Je préfère nettement la lumière de ce matin pour ne pas écrire cette nuit ;))

De 18 h 20 à 18 h 35, le Fram tourne autour d'un iceberg percé de part en part. Il est très beau, je trouve et je le photographie sous tous les angles, attendant parfois qu'un iceberg au loin soit dans l'axe du trou où tombe une cascade d'eau de fonte.

18 h 47 : cap au 218 à 13,6 noeuds ; 77° 8' nord et 71° 10' ouest ; 1174 milles depuis Kangerlussuaq, 41 milles depuis Siorapaluk ; 18,7° Celsius, 73 % d'humidité, 1011 hPa, vent à 5 noeuds du sud-est.

Avant le dîner à 20 h 15, je photographie au loin un énorme iceberg tabulaire (sûrement plusieurs centaines de mètres de long sur pratiquement autant de large semble-t-il). Il est surmonté de 2 espèces de cheminée qui le rendent facilement repérable… Pendant le dîner, je demande la permission de mes voisins de table pour les quitter quelques minutes vers 21 h : le Fram navigue dans un secteur nettement plus encombré de glace. C'est très, très beau avec cette lumière plus douce, la mer pratiquement sans une ride, le reflet des growlers ou la couleur turquoise de leur partie immergée... Bon, retournons à table...

A 22 h 20, la mer est plus dégagée ; au loin un iceberg en forme de sphinx... Avec de l'imagination.